Page 37 Memoires de guerre 1914 1918
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mémoires de guerre (1914-1918)





[6 janvier 1976] – Il y a 60 ans, à peu près à cette heure-ci, j’étais blessé d’une
façon idiote, mais on ne choisit pas.
[28 mars 1977] – La voiture d’ambulance nous déposa Rougé et moi à l’hôpital
d’évacuation. On nous mit chacun dans un lit, mais nous étions désormais séparés. Nous
devions nous retrouver sur le quai de gare de Sens en juillet à notre sortie d’hôpital,
le hasard a parfois des fantaisies curieuses. Le lendemain matin je vis où j’étais : une
baraque Adrian avec trois rangées de lits, dans chaque lit un être souffrant plus ou moins
mutilé, écrasé, déchiqueté, se plaignant ou geignant quand il souffrait trop. Je vis par la
suite que j’étais un des moins gravement touché, et pourtant dès ce moment j’entrai dans
un monde nouveau, le monde de la douleur qui vous entoure tout entier, vous tient et ne
vous quitte pas une seconde. On ne voit plus rien, on entend plus rien, il n’y a plus qu’elle.
Le matin venu, le major arrive et on lui amène les blessés les uns après les autres. Mon
tour venu, on me met sur la table de pansement, on enlève mon pansement (atrocement
douloureux), un rapide examen, on lave la plaie au Dakin (eau javellisée), un nouveau
pansement et retour au lit, avec son mal comme compagnon. Le soir, avant la nuit, on
prenait les températures : deuxième soir 38°, troisième soir 38,7°, quatrième soir 39,2°,
et même chose les soirs suivants. Pour être évacué sur un hôpital de l’arrière, il fallait
trois jours sans fièvre. Comme les soins consistaient en un lavage quotidien au Dakin, j’ai
compris que cela ne pourrait qu’empirer, et trois jours de suite j’arrêtai le thermomètre à
37°. Grâce à cela, un beau jour, je fus embarqué dans un train sanitaire, destination
inconnue. Le voyage dura trois jours et j’eus de la chance, pendant ces trois jours où on
ne refit pas mon pansement, je ne souffris pas. Enfin, un après-midi, on nous débarqua
à Toulouse. Il faisait gris, pas chaud. On descendit les brancards du train, on les posa
par terre devant la gare (chacun avait sa couverture) en attendant de répartir les blessés
dans les différents hôpitaux. J’étais presque inconscient, sans doute abruti par la fièvre,
mais j’entendais de bonnes gens s’apitoyer sur moi : « si jeune, si c’est pas malheureux ! »
Enfin mon tour vint et je me retrouvai installé dans un lit au séminaire, rue Cara-
man, réquisitionné pour les besoins de la cause. Là tout recommença, salle de pansement,
lavage au Dakin, et la douleur toujours présente jour et nuit ; les nuits surtout étaient
épouvantables sans pouvoir dormir. Les séances de pansement étaient vraiment atroces,
ma plaie suppurait de plus en plus, sentait mauvais, de sorte qu’on me pansait deux fois
par jour, deux séances de torture. Mes parents prévenus sont arrivés aussi vite qu’ils ont
pu, peut-être quinze jours après mon arrivée. Je me souviens de leurs figures consternées
en me voyant, plus tard Maman m’a dit que j’avais les oreilles transparentes ! Toujours
la fièvre, toujours la douleur, je n’en menais pas large. Heureusement un beau matin, le
chirurgien en chef (il s’appelait Dartigues) s’arrête au pied de mon lit, regarde ma fiche
et me fait descendre illico dans la salle d’opération, se fait passer ses instruments et clac,
clac, entaille, écarte les bords de la plaie et avec une pince arrache deux ou trois éclats,
des morceaux de vêtements, etc. Quant à moi, je n’aurais jamais cru pouvoir hurler aussi
fort que je le fis pendant ces quelques minutes. J’étais vraiment à bout de force, mais
trois jours après je n’avais plus de fièvre et la plaie a commencé à se cicatriser. Étant





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