Page 35 Memoires de guerre 1914 1918
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mémoires de guerre (1914-1918)





un ancien abri effondré, éclairé seulement et faiblement par l’ouverture qui m’avait
accueilli. à ma grande surprise quand mes yeux se sont habitués à la demi-obscurité, je
vois une paire de jumelles accrochée au mur, je la prends et la passe à un camarade resté
à l’entrée, j’entends aussi que le lieutenant met la main dessus. Je vois une seconde paire,
moins belle, cette fois je ne dis rien et la mets sous ma vareuse. Je continue mon explora-
tion et dans un coin sombre tombe sur deux cadavres en uniforme, momifiés. Ils étaient
là depuis longtemps, bien avant l’attaque, et les dégager était facile ; je me suis toujours
demandé pourquoi les allemands si méticuleux ne l’avaient jamais fait.
J’ai gardé ces jumelles jusqu’en 1940 où elles ont disparu avec beaucoup de souve-
nirs de guerre : fusil Mauser, équipement allemand, cartes, plans directeurs, etc. quand
notre deuxième maison de Courtenay a été pillée, peut-être par les Allemands.
Début octobre je crois, une nouvelle attaque, très limitée cette fois fut déclen-

chée. C’était une opération locale qui aboutit à la prise de la butte de Tahure. Il y eut
quelques jours mouvementés et l’un de nous fut blessé – un shrapnell dans le genou.
Après cela, le calme revint, les pertes avaient été énormes des deux côtés, on organisait
les nouveaux terrains et on soufflait. Peu après tout le groupe partit au repos à Recy,
petit village assez misérable à quelques kilomètres de Chalon sur Marne. Pour notre
part on nous installa dans une grande salle qui devait servir de salle de bal. Une bonne
couche de paille sur le parquet, quelques clous dans les murs pour accrocher vêtements
et musettes, nous n’en demandions pas plus et nous trouvions bien. Combien de temps y
sommes nous restés ? Un mois, six semaines, je ne sais plus. Pendant ce temps on remit le
matériel en état, on en reçut pour remplacer celui qui manquait. Nos téléphones furent
vite révisés et à part les gardes, nous avions peu à faire. Je pus aller deux ou trois fois
à Chalon où je retrouvai l’abbé Moreau, vicaire à Courtenay, mobilisé comme infir-
mier dans un hôpital, c’est lui qui me raconta l’histoire de son médecin chef qui faisait
fusiller les hommes blessés aux mains. Il avait une chambre chez une bonne dame qui
le soignait bien, et à chaque fois je fis un bon repas. C’est à Chalon que je vis le premier
cimetière militaire avec ses alignements de croix blanches, cela faisait réfléchir. Nous
eûmes une permission de 24 heures pour aller à Paris et nous étions fiers de montrer
nos uniformes bleu horizon et le casque, c’était tout à fait le début. C’est pendant que
nous étions à Recy que le prêt du soldat qui était de 0,05 par jour fut porté à 0,25.
Cela avait beau être des centimes-or, c’était peu. Nous reçûmes des renforts pour boucher
les trous, des engagés de la classe 17, dont Renaud avec qui je suis toujours en relation,
mais le pauvre est devenu aveugle.
Le groupe remis à neuf, nous remontâmes au front et on nous envoya pas bien loin
de notre première position, ce qui nous permit d’aller revoir les tombes de nos cama-
rades. (Par la suite les corps furent ramenés dans un cimetière à l’arrière du front.) Nous
étions à l’emplacement des anciennes premières lignes françaises ; nous nous installâmes
dans les anciens abris des fantassins, pleins de paille pourrie, de déchets de toutes sortes
et de rats. Il fallut un sérieux nettoyage, installer des lits superposés (quatre étages de
deux personnes), on se faisait mince pour s’y glisser et tout ce qui était comestible devait




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