Page 47 Memoires de guerre 1914 1918
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mémoires de guerre (1914-1918)
Avant de quitter Verdun, je veux noter quelques souvenirs encore très présents dans
ma mémoire. Au plus fort de la bataille, un poste de secours en première ligne, c’était
un abri creusé flanc de boyau, on y amenait les blessés pour un premier pansement, il
en avait des dizaines et des dizaines, certains trop gravement atteints mouraient là, il
fallait de la place pour les nouveaux arrivants, alors les morts étaient sortis, empilés les
uns par-dessus les autres contre le bord du boyau et maintenus par des perches enfoncés en
terre. En passant, on devait s’appuyer contre eux pour avancer. C’était plus tard, il pleu-
vait et tout n’était que boue. Nous posions une ligne téléphonique, il y avait beaucoup de
brouillard, tout-à-coup nous nous trouvons en face d’un homme vraiment transformé en
bloc de boue, impossible de deviner la couleur de son uniforme ou les traits de son visage,
il n’avait plus de casque mais un pansement taché de sang autour de la tête, il avançait
lentement, arrachant péniblement ses pieds de la boue et s’appuyant sur un bâton. Un
autre homme tout autant bloc de boue le suivait, le tenant par l’épaule, lui avait un
bandeau maculé de boue sur les yeux, et puis un autre suivait puis encore un autre,
chacun une main sur l’épaule de celui qui le précédait. Nous en vîmes ainsi dix émerger
du brouillard, dix aveugles emmenés par le premier blessé. Ils ne disaient rien, avançant
péniblement, chaque pas nécessitant un effort et causant sans doute une douleur.
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