Page 62 Memoires de guerre 1914 1918
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Pierre Charmoy





Retour ensuite au dépôt du Mans, l’automne était venu, pas question de pro-
menades en barque, je ne fis pas d’amis, je m’embêtais en attendant d’être envoyé dans
un groupe où je ne connaîtrai personne. Un beau jour, à l’appel, on demande des volon-
taires pour le camp de Tremblay. Personne ne savait de quoi il s’agissait, on chuchotait
que c’était pour apprendre à conduire les chars d’assaut dont on commençait à parler,
mais personne n’en savait rien. Je me portai volontaire avec un camarade et on nous
embarqua tous les deux pour Tremblay. Le champ de course de Tremblay avait été
transformé en un vaste camp d’instruction automobile et de formation de groupes autos.
Nous avions vu les premiers convois auto à Verdun, dans l’Aisne cela s’était généralisé
et il y en avait de plus en plus. Le camp de Tremblay était un « bordel » effroyable
et invraisemblable. Tous les jours il y arrivait et en partait des centaines d’hommes.
Sitôt arrivés nous fûmes conduits en colonne par quatre dans une baraque Adrian dont
l’unique porte se referma sur nous. Il y faisait à peine clair. Peu à peu nous discernâmes
un énorme tas de patates et des baquets. La porte ne se rouvrit que lorsque toutes les
patates furent épluchées, ce qui demanda la majeure partie de la journée. Tous les jours
la même corvée recommençait avec les nouveaux arrivants, on ne s’y faisait pas pren-
dre deux fois. Il a fait cet hiver-là un froid terrible, la Seine a gelé, on gelait dans
les baraques qui n’étaient guère chauffées. J’oublie de dire qu’à Tremblay on formait
des conducteurs pour les véhicules automobiles qui maintenant sortaient très nombreux
de nos usines ou qui venaient d’Amérique : camions, camionnettes, voitures légères,
tracteurs, caterpillars (une nouveauté) il y avait tout. Pour moi qui savait déjà con-
duire, cela allait tout seul. Un souvenir : j’ai dit que l’hiver était terriblement froid, les
démarreurs électriques n’existaient pas encore et la mise en route des camions le matin
était un véritable combat, alors on laissait tourner toute la nuit les moteurs de deux ou
trois petites voitures, des Ford en général, et le matin venu on attelait derrière les autres
voitures et tout finissait par démarrer assez rapidement. Autre souvenir : toutes les nuits,
malgré la garde il y avait des vols de voitures et de camions.
Un beau jour mon tour de départ arriva. Peut-être parce que j’étais un peu
plus dégourdi que la moyenne, je ne fus pas envoyé dans un régiment mais dans une
SRS (section de repérage par le son) où après Dieu j’étais seul maître à bord de ma
camionnette. C’était une Vinot Deguingand , assez puissante avec des pneus énormes
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(939 x 139) c’est-à-dire de presque un mètre de diamètre. On crevait souvent, les roues
de secours n’existaient pas, il fallait changer le pneu, ce n’était pas une petite affaire
quand tout était durci par le froid et plein de boue gelée. Cette SRS était à Verdun
– faubourg de Belleville – que j’avais connu en 1916 bombardé nuit et jour, à présent
c’était le calme et presque le silence. Du reste en 1916 nous avions toujours été plus à
droite, de l’autre côté de Verdun. Le personnel – une vingtaine d’hommes – était composé
de grands blessés, de territoriaux et de spécialistes plus jeunes. Tout le monde s’entendait
bien. La SRS fonctionnait avec des micros placés le plus près possible de la ligne de
front, généralement en deuxième ligne, et reliés par fils au Central où s’enregistraient les
départs des coups de canons ennemis. Quand le front était calme, ça marchait vraiment
très bien, mais dès que le front s’agitait, les fils étaient détruits et tant de pièces tiraient





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